Les tout petits pas de la sécurité vers l’uberisation

« Reproduction de l’article du 15 octobre 2016 avec l’aimable autorisation du journal En Toute Sécurité »

La sécurité fait ses premiers pas vers l’uberisation des prestations de gardiennage ; si la profession multiplie les déclarations sur le sujet, les initiatives concrètes sont très restreintes et les contrats signés totalement marginaux, selon une enquête exclusive réalisée par En Toute Sécurité.
Le CNAPS se penche sur la question depuis plusieurs mois déjà et organise même un colloque sur ce sujet spécifique le 8 novembre prochain.
« L’uberisation correspond à une attente du marché et son développement s’appuie sur la volonté d’une jeune génération d’entrepreneurs décidés à accélérer la transformation digitale de notre profession », nous déclare Claude Tarlet, président de l’USP.  Celui-ci estime «plus intelligent d’accompagner ce mouvement pour le contrôler plutôt que d’essayer de l’interdire.-quelle que soit la loi, le marché sera le plus fort y, ajoute-t-il. Pour sa part, Jean-Pierre Tripet, président du SNES, nous explique qu’en matière de priorité, « l’effort doit porter sur l’innovation sociale et managériale et cela passe par la valorisation des ressources humaines et des prestations. Si dans ce contexte et dans le respect de ces exigences préalables, l’uberisation de divers moyens et outils mais aussi le big data et les objets connectés peuvent apporter en toute sécurité juridique et en dehors de tout discount social des avancées, cela sera positif pour le secteur, ses salariés et ses clients ».

Le SNES « se félicite que cette nouvelle donne, ouvre des perspectives importantes à des entreprises innovantes et agiles telles des TPE-PME, tant l’innovation au sens large n’est aucunement l’apanage des grands groupes. Au contraire, c’est une opportunité considérable pour des entrepreneurs indépendants et ambitieux»,précise le président de l’organisation.
« Cette nouvelle approche n’est pas en opposition frontale avec le modèle économique actuel : elle est complémentaire. Les perspectives de développement sont rapides », estime Patrick Senior, président de la société de gardiennage BSL qui a également créé l’application de mise en relation GettGuard (voir ETS n »606).

La clientèle n’est en effet pas la même que pour des prestations de gardiennage classique. Ainsi, Guardio, l’un des pionniers des sites Internet de mise en relation d’agents de sécurité, indique que les donneurs d’ordre sont à 70% des professionnels (des magasins de proximité, des entrepôts, des bureaux,etc) et 30% des particuliers qui ont recours à cette formule pour des événements familiaux (anniversaire, mariage ou méme funérailles).
Les prestations sont de courte durée (minimum quatre heures chez Guardio, avec une moyenne de huit heures), ce qui n’a donc rien à voir avec une mission habituelle d’un agent de sécurité classique. En fait, il s’agit plutôt de prestations pour un événement particulier (une soirée, une inauguration par exemple).
Conséquence: le montant des contrats est sans commune mesure. Il varie d’une centaine d’euros à quelques centaines d’euros avec un agent uberisé alors que la fourchette varie de plusieurs milliers d’euros ou plusieurs millions d’euros pour des contrats faisant intervenir un certain nombre d’agents classiques.

Dans un avenir proche, on peut imaginer que l’uberisation concernera des prestations portant sur plusieurs semaines et sur plusieurs dizaines ou centaines d’agents, estime Patrick Senior de GettGuard.
D’ici cinq ans, l’uberisation pourrait représenter environ 1% de la totalité du marché du gardiennage qui s’est élevé à 3,5 milliards d’€ en 2015, selon les estimations d’En Toute Sécurité. Soit un potentiel d’environ 35, 40 millions d’euros à l’horizon 2021, compte tenu de la croissance du cœur du marché.
L’uberisation se heurte à la méfiance d’une partie des donneurs d’ordre, si bien que les partisans du modèle Uber devront les  convaincre de la justesse de leur approche et de la qualité des prestations. « Nous avons 100% de retours positifs sur nos prestations »,nous déclare Laurent Selles, président de Guardio.

Des freins importants

Cette nouvelle formule suscite également de nombreuses interrogations de la part des sociétés de sécurité. Certaines pourraient trouver que les plateformes de mise en relation ne respectent pas la loi et pourraient Intenter une action en concurrence déloyale et intervenir auprès du CNAPS.
Les sociétés uberisées devront s’assurer qu’elles n’enfreignent pas la loi. Le dirigeant de Guardio insiste par exemple sur le fait que son entreprise n’est pas une société de sécurité, qu’il n’a pas d’agrément délivré par le CNAPS, mais qu’il respecte le cadre juridique puisque les agents de sécurité employés disposent des autorisations  nécessaires. De même, Patrick Senior explique que GettGuard « respecte totalement la réglementation».  Il n’empêche, des points restent à éclaircir, notamment la nature de la relation de travail entre l’agent de sécurité et l’entreprise utilisatrice et/ou la plateforme de mise en relation, explique Thibault du Manoir de Juaye, avocat (voir ETS n°608]. Existe-t-il un risque de requalification du contrat de travail? s’interroge-t-il.
La réponse n’est pas encore vraiment tranchée. De plus, Il faudrait revoir le statut de l’autoentrepreneur sur lequel s’appuient bon nombre d’agents s’inscrivant sur les plateformes de mise en relation. En outre, le phénomène rencontre l’hostilité ou la méfiance des syndicats. FO, par exemple, se déclare opposé à l’uberisation, car elle introduirait une « précarisation de l’emploi et une concurrence déloyale faite aux salariés à cause de la baisse des coûts générés ». A ce jour, il existe seulement une dizaine d’entreprises en France proposant une solution de mise en relation entre agents de sécurité et clients. GettGuard, créé par Patrick Senior, également PDG de BSL, revendique la position de seule application existante en France : elle a nécessité un investissement d’environ 1,2 M€ et dispose de plus de mille agents dans sa base. Plus d’une centaine de missions ont été réalisées sur le seul mois de septembre, avec une prise de décision dans un délai très court, allant d’une heure à une journée. Les missions d’une durée de douze heures sont attribuées rapidement à la différence de celles de quelques heures seulement.

Des start-up encore fragiles

La société de gardiennage californienne Bannerman, qui propose des prestations via une plateforme de mise en relation, vient de créer un bureau à Paris, ce qui laisse supposer qu’elle estime le marché français prêt à utiliser ce type de processus. On trouve également quelques start-up dédiées à l’uberisation du gardiennage. Leurs moyens financiers sont restreints, avec un capital social très faible,  généralement de 1000 Euros. Ces structures sont très récentes. Rassen Kadour a créé la société Guarding en mars 2016.  De son côté, Laurent Selles,  juste sorti d’une école de commerce, a fondé Guardio en mars 2015 et a mis un an pour monter son projet. Aujourd’hui, il nous annonce être capable de proposer son service dans vingt villes, en ayant regroupé 350 sociétés de sécurité inscrites et plus de mille agents. Ces sociétés sont des petites structures, dont la plus petite dispose de trois salariés et la plus grosse générant un peu plus de 1 M€ de CA. Le système basé sur une formule de commissionnement classique a rapporté quelques milliers d’€ à Guardio. A la fin 2017, Laurent Selles espère rassembler entre 750 et 1 000 sociétés de sécurité et entre 5000 et 10000 agents de sécurité. A cette date, il pense avoir effectué une levée de fonds pour accélérer son développement. Pour sa part, Gwards, qui n’a pas donné suite à plusieurs demandes d’lnterviews effectuées par En Toute Sécurité, a été créée en mars 2016 par Anas Adounis. A cette époque, il revendiquait plus de 300 agents en Ile-de-France et affichait déjà l’ambition de dupliquer ce modèle à l’lnternational. Le no 1 du secteur, Securitas, s’interroge sur la possibilité de créer un service de type Uber. « Rien ne me choque dans une telle initiative. Ce n’est pas encore notre modèle, mais si Securitas se lançait un jour sur ce créneau, ce serait de manière extrêmement professionnelle », déclarait en avril dernier Michel Mathieu, président de Securitas France à En Toute Sécurité {voirETS n°608).

L’uberisation va-t-elle s’étendre à d’autres secteurs ?

Bien adaptée à un marché de proximité comme le gardiennage, l’uberisation peut-elle se développer dans d’autres domaines de la sécurité. Elle pourrait par exemple s’étendre à la protection rapprochée qui propose souvent des prestations de courte durée. On peut également imaginer des plateformes de mise en relation avec des détectives privés, comme cela existe déjà aux Etats-Unis. Le système pourrait probablement s’appliquer à des cabinets de conseil en sécurité pour des prestations simples. La grande question concerne l’uberisation éventuelle de la sécurité électronique. Après l’auto-surveillance qui a rogné des parts de marché à la télésurveillance classique en quelques années, verra-t-on éclore des plate-formes de mise en relation pour l’installation d’un système de sécurité électronique ? D’ores et déjà certains acteurs proposent des opérateurs de télésurveillance via une mise en relation. « Ce phénomène ne pourra pas toucher tous les segments de marché. Il se développera auprès du grand public,mais probablement pas sur les gros sites ou sur les infrastructures sensibles », estime Philippe Blin, président de l’organisation patronale SVDI. Même son de cloche du côté de Jean Christophe Chwat, président de la fédération GPMSE qui pense que les particuliers pourraient adopter une telle démarche, mais pas les grands donneurs d’ordre. « Néanmoins, l’uberisation de la sécurité est d’ores et déjà une réalité. A nous de nous adapter à ce phénomène, mais les géants de l’internet devront également s’adapter aux spécificités de notre profession, ce qui ne sera pas simple pour eux » estime-t-il.

Enquête réalisée par Patrick Haas Rédacteur en chef

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